Etats-Unis et Union Européenne : Monnet, Schuman : de l’Europe de Pétain à la défense des intérêts oligarchiques
Quand vient la question des relations entre les États-Unis et l’Europe, ou plus exactement l’ordre juridique nommé Union Européenne, qui prétend l’incarner, on est amené à s’interroger sur les liens étroits qui se sont tissés entre la puissance américaine et les partisans d’un mouvement européen d’intégration.
L’Union Européenne, dans sa forme actuelle est née en 1992, à la suite de l’adoption et de la ratification par les États signataires du Traité de Maastricht. Cette date est une date clé de l’Histoire des Nations Européennes mais également de l’Histoire des États-Unis.
Bien sûr beaucoup de jeunes politiques, ceux qui sont nés après 1992, qui n’ont pas connu la guerre froide et qui ont toujours connu l’Union Européenne, ont du mal à s’imaginer la vie inter- et intra-étatique d’antan. C’est d’autant plus problématique que plus le temps passe, plus ces institutions apparaissent comme éternelles. On a pu observer cet état d’esprit au moment de la disparition de l’URSS, où beaucoup de citoyens de ce pays se sont retrouvés « perdus » et dans un monde sans repère, tant ils n’avaient pas pu imaginer un seul instant la chute de leur régime. Il en est de même pour la monnaie unique : les générations nées avant 2002 auront bien du mal à se faire à l’idée qu’il y a pu y avoir un « avant-Euro », et qu’il pourrait bien y avoir un « après-Euro ».
« Si les Américains agissaient en connaissance de cause, c’était dans leur intérêt de favoriser une telle construction ».
Les États-Unis, eux sont relativement plus âgés que l’Union Européenne ; mais ils le sont beaucoup moins que les pays européens, produits d’une longue histoire internationale et d’une civilisation européenne.
Le projet fédéral européen n’est pas en soi un vieux projet : on trouve dès l’avant-guerre des théories politiques d’intégration et de création d’un État Européen, voire d’une Nation Européenne. Comme écrit un petit peu plus haut, il ne s’agit pas d’un vieux projet : beaucoup moins vieux, par exemple, que le projet historique de la France qui était de récupérer la rive gauche du Rhin (la Belgique, de ce fait, étant une création anglaise pour empêcher la France de s’emparer de ladite rive-gauche.)
Les États-Unis, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, ont pu y trouver leur compte : face à une menace – réelle – d’une propagation du communisme dans tout le reste du continent européen, raviver le mouvement fédéraliste était pour les services un moyen de contrôler sans ouvertement dominer. En somme, tirer les ficelles des futures institutions européennes pour éviter toute contagion malencontreuse.
En 1992, l’URSS vient de s’auto-dissoudre : le contexte géopolitique change, pour autant le projet européen ne disparaît pas : ce n’est plus la crainte du communisme qui anime ses ardents défenseurs, mais une vision idéologique de l’organisation sociale, politique et historique qui devrait avoir cours en Europe. Cette idéologie est bien moins perceptible que les craintes légitimes vis-à-vis du communisme des années 40 et 50. Pourtant, le projet européen, ravivé dès la fin des années 1940, n’a pas eu pour seul moteur la crainte du communisme. Les pères de l’Europe poursuivaient également leurs intérêts, ainsi que leur projet pour l’Europe. Si les américains agissaient en connaissance de cause, c’était dans leur intérêt de favoriser une telle construction. Quant aux « bâtisseurs », le but était moins d’être sous contrôle américain que d’ancrer durablement une perspective réactionnaire dans les sociétés ouest-européennes.
Les Pères Fondateurs et l’Europe pétainiste
Robert Schuman n’était pas un de ces nouveaux politiques que la Seconde Guerre Mondiale avait révélés parmi les FFL ou la Résistance. Ancien parlementaire sous la Troisième République, ultra-conservateur, il eut quelques problèmes à la Libération pour son attitude pendant l’Occupation.
Et pour cause, le concept de communauté européenne, dont Jean Monnet revendiqua la paternité fut inventé à « l’école des cadres d’Uriage », sorte d’ENA de Vichy implantée en Isère par ledit régime. Jean Monnet fréquentait activement Pierre Uri et Paul Reuter, deux anciens professeur et élève de l’École. À noter que c’est ici que prit forme la conception idéologique d’une Europe unifiée sous une même bannière. Ainsi, Pétain, dans le discours de Mont-Dore (1943), déclarait : « L’Europe est un ensemble de nations qui pourraient réaliser une communauté qui n’est aujourd’hui que virtuelle. Nous voulons lui donner ses institutions et ses moyens d’existence. (..) Aussi, les institutions dont il s’agit, ne sont-elles viables que si les États constituant la communauté, délèguent volontairement une part de leur souveraineté (…) au profit d’un ordre communautaire (…). La notion même de la communauté entre nations est exclusive de tout impérialisme intérieur ou extérieur à la communauté. Elle est ainsi en soi un premier facteur de paix. »
« Dans l’esprit de Reuter et de Schuman, l’organisation supranationale que plus tard devait constituer la Commission Européenne était avant tout la « terre d’élection » du technicien et de l’expert ».
Un tel discours, prononcé dans l’enceinte du Parlement Européen, ne choquerait personne. Et pour cause, les origines idéologiques de ces institutions sont à chercher du côté de Vichy et de Berlin pendant la guerre. Paul Reuter participa de manière intense à la rédaction de la « Déclaration Schuman » de 1950, allant jusqu’à être le concepteur exclusif de la « Haute Autorité » de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (la fameuse « CECA »). Cette « Haute Autorité » devait devenir tour-à-tour la « Commission des Communautés » puis la « Commission Européenne ».
Dans l’esprit de Reuter et de Schuman, l’organisation supranationale que plus tard devait constituer la Commission Européenne était avant tout la « terre d’élection » du technicien et de l’expert. Il était donc parfaitement conscient du déficit démocratique que pouvait susciter un tel modèle. Ainsi, il acquiesce avec ironie dans deux interviews :
- « Le caractère indépendant et, si l’on ose dire « apolitique » de la Haute Autorité a été très remarqué. Certains y ont vu une menace directe contre l’esprit démocratique ; d’autres ont prononcé l’accusation redoutable de technocratie » (Revue française de science politique, 1951) ;
– « Mais l’action de la Communauté relève trop de considérations techniques pour qu’elle puisse être l’occasion d’une discussion politique continue » (Le Monde, 1955).
Les fondements idéologiques de l’Europe fédérale sont donc à chercher parmi les idéologies des révolutions nationales. Sans pour autant atteindre le « point Godwin » permanent et qualifier de nazi ou de vichyste tout partisan d’une Europe fédérale ou hautement intégrée, il convient néanmoins de ne pas jeter le voile sur les origines de cette mouvance. Ce serait là faire l’impasse sur tout un pan de l’histoire de la construction européenne.
L’ordre établi et les intérêts oligarchiques
Il est en effet un acteur majeur à ne pas mettre de côté dans la construction européenne : les États-Unis. L’initiative de la déclaration Schuman, considérée comme l’un des textes fondateurs d’une Europe unie, revient non à son auteur proclamé mais au secrétaire d’État Américain de l’époque : Dean Acheson.
Sur fond de tensions entre la France et l’Allemagne au sujet du statut de la Sarre, Dean Acheson avait demandé à Schuman, alors respectueux, en bon ancien conservateur, de l’ordre établi, d’imaginer une solution à la question allemande. Peu imaginatif, le vieux politique s’en était remis à la délivrance américaine. Acheson répartit alors les rôles entre Monnet et Schuman. Monnet, commissaire au Plan, était connu pour son amour disons financier de la puissance venue d’outre-Atlantique. Il prépara une déclaration sur-mesure pour Schuman, qui la prononça le 9 Mai 1950 devant un parterre médusé de journalistes. Bien entendu, le lecteur s’en attribua la paternité, et refusa même de répondre aux questions des gratte-papiers, craignant des réprobations ou des interrogations auxquelles il n’aurait su quoi répondre.
« Le projet américain était clair : une Europe « unie » (soit dans leur esprit une Europe supranationale – donc faible et contrôlable) pour faire barrage aux communistes, mais également pour asseoir la puissance américaine ».
L’histoire officielle retiendra que la Déclaration avait été prononcée le 9 Mai sans que personne ne fut mis auparavant au courant ; et que Konrad Adenauer, alors Chancelier Fédéral de l’Allemagne de l’Ouest, appris par surprise l’existence de la déclaration et approuva avec enthousiasme immédiatement. Voilà qui devrait faire sourire ceux qui connaissent bien les rouages de l’administration.
Au delà des deux figures « emblématiques » dont se réclament les institutions supranationales, il y a bien eu pourtant aux États-Unis un véritable groupe de pression en faveur d’une Europe Fédérale. C’est ce que l’on nomme une convergence d’intérêts : les uns par idéologie, les autres par défense d’intérêts privés apatrides et américains. On trouve notamment parmi ces groupes de pression le célèbre ACUE : American Committee for United Europe.
Le projet américain était clair : une Europe « unie » (soit dans leur esprit une Europe supranationale – donc faible et contrôlable) pour faire barrage aux communistes, mais également pour asseoir la puissance américaine : celle-ci avait besoin de débouchés depuis la fin de la guerre. Une production hors-norme pendant la seconde guerre mondiale ne pouvait se maintenir à ce niveau qu’en inondant de nouveaux marchés : quoi de mieux que les marchés européens ?L’ACUE, pour garantir les intérêts américains, devait apporter un soutien moral et financier aux partisans de la supranationalité en Europe. Les membres de ce comité, était pour la plupart d’anciens dignitaires des services secrets américains et avaient établi des liens à la fois au sein de leurs propres administrations mais également au sein de celles des pays où il avaient pu être autrefois en poste. Jouant ainsi le rôle d’un intermédiaire, l’ACUE finança directement les fédéralistes européens par des fonds provenant en partie – mais de manière non négligeable – des services de renseignements américains.
L’ACUE cesse ses activités en 1960. Dans une lettre au président du Mouvement Européen Robert Schuman, William C. Foster, alors président du Comité, écrit : « Aujourd’hui, la Communauté européenne, avec ses institutions, la Cour et l’assemblée parlementaire, constitue une réalité ».
En sus des financements étatiques, les financements de l’ACUE provenaient également à la fin de ses activités des « Sept Sœurs », soit les grandes compagnies pétrolières américaines. John McCloy, trésorier de l’ACUE, était très lié à la famille Rockefeller et fut dirigeant de la Chair Manhattan Bank, ainsi que du Council of Foreign Relations (Conseil des Relations Extérieures). McCloy, était, par pure coïncidence, un proche ami de Jean Monnet. Ce contact fut essentiel pour le « Pater Europae » (comme est nommé Jean Monnet par la mythologie unioniste).
Il ne faut toutefois pas séparer de manière étanche les milieux d’influence que sont les services et les intérêts d’affaires. Généralement, en ce qui concerne les États-Unis, ils se rejoignent. Ils sont tout du moins imbriqués. D’un côté la crainte du communisme et les intérêts des financiers de Wall Street, qui voyaient dans la soumission des États à des institutions supranationales une opportunité d’en tirer le maximum de profit (pétrole, dette etc.) ; et de l’autre, de vieux réactionnaires semi-autoritaires, fascinés par Salazar et Franco, qui rêvaient de l’Europe de Pétain. Convergence d’intérêts. Une question demeure : qui paie ?